Revitaliser le Tamazight : le rôle des politiques linguistiques dans l’éducation au Maroc
Par Silvia Quattrini, Manager Afrique du Nord et point focal droits linguistiques
Abdelaziz Khellada, enseignant du primaire au Maroc, a passé la plupart de sa vie à se considérer arabe. Lorsque son frère est décédé en prison pour un conflit foncier, à l’âge de 42 ans, il a revendiqué sa véritable identité ethnique en tant qu’amazigh.
Les Imazighen représentent le peuple autochtone d’Afrique du Nord dont les langues, collectivement connues sous le nom de tamazight, étaient autrefois parlées des îles Canaries à l’ouest de l’Égypte (une région qu’ils appellent Tamazgha). Le tamazight a survécu à des siècles de marginalisation, d’assimilation et même d’interdiction. En décembre 2022, j’ai rencontré des expert.e.s et des praticien.ne.s des politiques linguistiques au Maroc pour avoir leur point de vue sur les avancées et les obstacles dans la mise en œuvre des politiques d’éducation tamazight jusqu’à présent.
Même si Abdelaziz, ses frères et sa femme portent tou.te.s des noms arabes, ses enfants portent des noms amazighs, témoignant d’une tendance croissante de revitalisation linguistique et culturelle. Quand Abdelaziz a commencé à s’identifier explicitement comme amazigh, il a décidé d’apprendre son alphabet, le tifinagh, après avoir parlé la langue toute sa vie.
Bien qu’il soit courant de voir des panneaux en tamazight dans les grandes villes, à Ouaouizeght, la ville rurale natale d’Abdelaziz, il n’existe que deux panneaux tamazight : un pour un bureau administratif, écrit par Abdelaziz lui-même, et un autre pour le collège. L’enseignement du tamazight au Maroc s’arrête à l’école primaire, donc malgré son apparence bilingue, ce signe est le seul tamazight proposé dans cette école.
Apres avoir appris à lire et à écrire en tamazight et suivi un cours de 6 mois à Marrakech, Abdelaziz a obtenu le diplôme pour devenir enseignant. Mais comme aucun enseignement tamazight n’est proposé à Ouaouizeght, il travaille la semaine dans un autre village, Tilouguite. Il fait le trajet de 45 kilomètres pour rejoindre sa famille tous les vendredis. Sa fille Arines, vient de commencer l’école primaire à Ouaouizeght et apprend le français et l’arabe, ne pratiquant que le tamazight à la maison avec ses parents et son jeune frère.
Avant même l’officialisation de la langue en 2011, le tamazight était progressivement introduit dans des centaines d’écoles primaires dans tout le Maroc. Mais les espoirs de longue date que l’officialisation conduirait à l’enseignement du tamazight dans toutes les écoles primaires restent vains. Mustapha Marouane, chercheur en culture et langue amazighes, m’expliquait que 550 000 élèves étaient scolarisés en tamazight en 2010 et que ce chiffre était tombé à 350 000 environ en 2022. Aucune augmentation n’a été constatée depuis.
L’Université d’Agadir était la première à proposer des diplômes en tamazight en 2006. De nombreuses universités ont ensuite suivi : à Oujda, Nador, Rabat, Casablanca, Aïn Chock et Fès. Des centres de formation pour enseignant.e.s existent à Tanger, Casablanca, Marrakech, Agadir et Nador. Depuis 2011, il existe un diplôme pour devenir professeur de tamazight à travers un cours sur le tamazight et sa didactique. Mais en 2022, la politique a commencé à obliger les enseignant.e.s de tamazight à passer également des examens en arabe et en français ainsi qu’en sciences et en mathématiques. Pourtant, ceux /celles qui enseignent l’arabe et le français ne sont pas obligé.e.s d’apprendre le tamazight, créant une hiérarchisation implicite mais évidente. Cette politique a également abouti à la qualification de certains enseignant.e.s après seulement 45 jours de formation en tamazight, ce qui soulève des inquiétudes quant à la qualité de l’enseignement. Selon la plupart des commentateurs, le manque de volonté politique est en cause.
Ces hauts et ces bas dans la mise en œuvre du tamazight dans l’éducation se reflètent au niveau national. Lorsque le Maroc a officialisé le tamazight aux côtés de l’arabe comme langue nationale, il a également promis une loi qui définirait la mise en œuvre du tamazight et son intégration dans l’éducation et la vie publique. Cette loi a mis huit ans de plus à voir le jour. Même maintenant, bien que chaque ministère du gouvernement soit tenu de publier une note conceptuelle détaillant la manière dont il mettra en œuvre l’aménagement du tamazight dans son domaine, jusqu’à présent, aucun n’a publié une telle note, et le Conseil national des langues et de la culture marocaine promis n’a pas été institué.
Cette histoire se répète dans tous les secteurs : il existe des cours de communication professionnelle en tamazight, mais avec 60 participant.e.s par classe, quelle efficacité peuvent-ils avoir ? « En 2022, 80 assistants juridiques ont été recrutés pour les tribunaux qui parlent les trois variétés de tamazight. Je trouve cela extrêmement intéressant, mais les juges devraient également avoir au moins une compréhension de base », a déclaré Mustapha Sghir de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM).
L’IRCAM a supervisé la standardisation du tamazight et crée des livres et du matériel pédagogique. Sghir m’a montré le système utilisé dans leurs livres. Les trois principales variantes amazighes (djouilet) au Maroc, sont identifiées par trois couleurs : le bleu pour le Tarifit, la variante septentrionale ; vert pour Tamazight, la variante centrale ; et jaune pour Tachlahit, celui du sud. Les étudiant.e.s commencent à les appréhender à travers leur variante locale et à la sixième année, tou.te.s lisent les mêmes textes.
L’éducation tamazight nécessite des enseignants parlant tamazight. Mais, comme me le dit Sghir : « l’enseignant doit faire 30 heures par semaine mais n’a que trois heures de tamazight par classe, ce qui veut dire qu’il doit couvrir huit classes différentes. Cela fait des centaines d’élèves puisqu’il y a entre 30 et 40 élèves par classe… Surtout dans les zones rurales, il doit se déplacer entre différentes écoles pour couvrir ses obligations horaires, devenant ce qu’on appelle un « enseignant nomade ». Ces conditions incitent rarement les enseignant.e.s à s’engager. En effet, lorsque les diplômes tamazight sont devenus disponibles pour la première fois, « il y avait de l’enthousiasme mais, au bout d’un moment, voyant qu’il n’y avait pas d’emploi disponible, de nombreux étudiants ont préféré aller faire d’autres masters ».
En avril 2021, le ministère marocain de l’éducation a annoncé le recrutement de 400 enseignants tamazight sur trois ans. Avec des estimations indiquant que 12 000 enseignant.e.s seraient nécessaires pour couvrir les besoins des 4,5 millions d’élèves du primaire au Maroc, cela montre une volonté d’augmenter les ressources humaines existantes. Cependant, la volonté doit correspondre aux besoins afin que le tamazight devienne une partie significative du système éducatif marocain.
Néanmoins, « en comparant le Maroc à d’autres pays d’Afrique du Nord ou à d’autres pays avec des peuples autochtones, nous avons fait beaucoup en termes d’aménagement linguistique. Nous avons standardisé la langue, nous avons un alphabet, même au niveau technologique, nous avons des dictionnaires bilingues avec le français, l’arabe, etc. nous avons des traductions, des logiciels de traduction et des manuels. L’IRCAM a produit des livrets et des manuels pour le premier et le deuxième cycle [de l’enseignement], jusqu’au baccalauréat mais ce n’est pas suffisant, l’amazigh et les amazighs méritent d’avoir leurs droits complets sur leurs terroirs », explique Mustapha Marouane.
Alors pourquoi les progrès se sont-ils avérés si instables ? Pour Marouane, « on a tout le matériel mais ce qui manque c’est la volonté. L’idéologie et les préjugés, les idées préconçues depuis des siècles ont eu un impact sur les décideurs et les communautés elles-mêmes. On nous a dit à l’école pendant des années et des années que parler tamazight nous ramène à la division, qu’il nous conduit à une société déchirée. »
Je lui ai demandé ce qu’il fallait faire : « il faut des années pour changer cette vision, et cela doit se faire au niveau de la communauté elle-même avec des discussions et de la sensibilisation. Nous avons accès aux réseaux sociaux, à la radio, à la télévision, aux organisations internationales. Même avec l’enseignement, les choses peuvent changer petit à petit ; si j’enseigne bien et que je suis bien intégré, cela peut donner un bon modèle en termes de comportement. Ce n’est pas simplement une langue et un symbole, c’est bien plus que cela, c’est une question de valeurs. Nos ancêtres ont résisté pendant des milliers d’années. Même s’ils étaient analphabètes, ils ont beaucoup résisté et nous avons le devoir de transmettre, cela va au-delà de l’enseignement. Nous avons également l’obligation de contribuer en fonction de notre expertise et de notre mission, nous ne pouvons pas simplement réclamer ou nous plaindre ou demander à d’autres de faire des choses à notre place. »
Mustapha Sghir me dit qu’il y a des gens qui pratiquent régulièrement le tamazight surtout dans les zones rurales, mais l’urbanisation est une menace pour la langue. « Je parle tamazight à ma fille à la maison, mais l’environnement l’influencera davantage car je ne passe que quelques heures avec elle. » Mustapha Marouane convient que « la perte se produit davantage au niveau de la ville et non pas au niveau rural où la langue est encore parlée. » Alors que la population urbaine du Maroc ne cesse de croître, on craint que le tamazight devienne de plus en plus en danger, malgré la force de l’identité amazighe en général.
Malgré les obstacles existants, la mise en œuvre de la politique linguistique amazighe au Maroc reste un exemple intéressant dans le paysage africain. Si les ressources humaines et financières adéquates étaient allouées, la revitalisation de la langue amazighe pourrait devenir un point de référence non seulement pour ses pays voisins, comme cela est souvent déjà reconnu, mais aussi pour l’ensemble du continent africain. Le gouvernement du Maroc devrait ouvrir la voie à une mise en œuvre significative du tamazight dans son système éducatif et dans tous les domaines de la vie publique. La volonté des militant.e.s et des expert.e.s que j’ai rencontré.e.s et bien d’autres comme eux/elles, devrait être égalée par l’État.
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Photo: Mr Khellada avec ses enfants dans les montagnes du Moyen Atlas. Décembre 2022. Crédit : Silvia Quattrini/MRG.