Tunisiens noirs en Tunisie

  • Profil

    L’importante population noire de Tunisie a été marginalisée pendant des générations. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de Tunisien.ne.s noir.e.s dans le pays, les militant.e.s affirment que cette communauté est nettement plus étendue que ce qui est officiellement reconnu. Selon Mnemty, par exemple, ses membres représentent entre 10 et 15 % de la population totale, la plupart résidant dans le Sud du pays.

    Néanmoins, ce groupe de population reste presque totalement absent de la vie publique et de l’emploi, y compris des postes gouvernementaux et autres postes à responsabilités. Malgré cette discrimination, il existe encore une réticence généralisée dans le pays à admettre que le racisme existe. 

    Contexte historique

    L’histoire de la communauté noire en Afrique du Nord est liée à la traite des esclaves. Bien que l’esclavage ait été aboli en Tunisie en 1846, les Tunisien.ne.s noir.e.s continuent de faire l’objet d’une discrimination et d’une marginalisation considérables, comme en atteste l’utilisation quotidienne de mots comme « esclave » (oussif) pour désigner une personne noire.

    Avant 2011, la Constitution du pays interdisait par ailleurs toute forme de réunion, ce qui rendait difficile la mobilisation des efforts visant à faire progresser l’égalité pour la population noire. La révolution de 2011 a toutefois donné une chance à cette minorité, muselée et opprimée, de se faire entendre. La première organisation du pays à lutter pour les droits des Tunisien.ne.s noir.e.s, l’Association pour l’égalité et le développement (ADAM), a été créée peu après pour plaider en faveur d’un changement juridique visant à renforcer les dispositions antidiscriminatoires. Le déni populaire de l’ampleur du problème a néanmoins persisté jusqu’à ce que, en octobre 2014, Mariam Touré, une jeune étudiante malienne, publie une lettre ouverte aux Tunisien.ne.s dans laquelle elle dénonçait le harcèlement dont elle était victime au quotidien dans une société qu’elle disait « infectée » par le racisme.

    Un certain nombre d’incidents très relayés illustrent la prévalence du racisme en Tunisie et les défis particuliers qui se posent aux Tunisien.ne.s noir.e.s. En 2013, Saadia Mosbah, présidente de l’association Mnemty, s’est entendu dire par un pompiste d’une station-service qu’il ne « servait pas les esclaves ». Puisqu’il n’existait pas, à l’époque, de législation criminalisant les discours de haine, elle a dû engager une action en justice pour agression, son fils ayant été attaqué lorsqu’il avait tenté de s’interposer. En 2014, Nejiba Hamrouni, ancienne présidente du Syndicat des journalistes, a été publiquement insultée par des islamistes qui ont publié des caricatures la représentant sous les traits d’un singe. Ne pouvant pas intenter un procès, elle s’est servie des réseaux sociaux pour sensibiliser le public à la discrimination raciale. La même année, une femme noire a été attaquée avec une pierre à Bizerte par ses voisins, mais l’affaire a été classée sans suite par la police pour manque de preuves, malgré la présence de plusieurs témoins. 

    Enjeux actuels

    En plus de souffrir d’une pauvreté généralisée, d’une exclusion du marché du travail et d’un accès limité à l’enseignement supérieur, les Tunisien.ne.s noir.e.s sont également largement absent.e.s de la scène politique, des médias et des autres domaines de la vie publique. Bien que sous-représenté.e.s dans la société tunisienne, la plupart des Tunisien.ne.s noir.e.s sont facilement identifiables, ce qui les expose à des abus verbaux, voire à des violences. La situation est particulièrement inquiétante dans le Sud de la Tunisie, où la communauté noire vit parfois dans des régions isolées, comme le village de Gosba. Un rapport de 2016 a révélé qu’il existait des bus séparés pour les élèves noir.e.s et blanc.he.s à Sidi Maklouf ;après avoir suscité l’indignation, l’incident a toutefois été présenté comme un cas isolé. Plus récemment, des enquêtes menées par l’organisation Mnemty ont révélé que les régions à forte concentration d’élèves noir.e.s, en particulier dans le Sud, avaient tendance à manquer de ressources au niveau des infrastructures sociales et sanitaires et présentaient un taux plus élevé d’absentéisme chez les élèves noir.e.s, affecté.e.s au travail des enfants pendant les heures de classe. Cette situation se traduit en fin de compte par des taux disproportionnés de décrochage scolaire dans la communauté, lesquels déterminent les perspectives de ces jeunes en matière d’emploi et de vie publique.

    Les Tunisien.ne.s noir.e.s n’ont toujours pas accès à de nombreux domaines de la vie. À l’heure actuelle, il n’y a qu’un seul journaliste tunisien noir à la télévision nationale et une seule députée noire. La situation des Tunisien.ne.s noir.e.s s’est malgré tout nettement améliorée depuis 2011, en particulier grâce à une reconnaissance accrue du racisme au sein de la société tunisienne. L’adoption d’une loi criminalisant la discrimination raciale par le Parlement tunisien le 9 octobre 2018 – première du genre dans l’ensemble des pays arabes – marque une étape importante à cet égard. Des organisations de la société civile telles que Mnemty se sont battues pendant des années pour que cela soit possible. La première condamnation fondée sur la nouvelle législation a été prononcée en février 2019, lorsqu’un tribunal de Sfax a infligé à une femme une peine d’emprisonnement avec sursis et une amende pour avoir insulté l’enseignante de sa fille au sujet de sa couleur de peau. Cette loi a encore été renforcée en juillet 2020 avec l’approbation, par le conseil des ministres, d’un décret portant création de la commission nationale de lutte contre la discrimination raciale, chargée de mettre en œuvre la loi de 2018. Au moment de la rédaction du présent rapport (un an après le décret), la commission n’avait toutefois pas encore été mise en place. Grâce à cette loi, MRG et ses partenaires ont gagné un procès historique en octobre 2020, à l’issue duquel le mot « Atig » (signifiant « affranchi par ») a été supprimé du patronyme d’un homme noir tunisien. Bien que MRG ait formé 150 avocat.e.s sur cette nouvelle loi et soutenu des dizaines de procédures judiciaires, nous avons constaté un manque de sensibilisation des policiers et juges n’ayant pas encore été formés par l’État, ainsi qu’une peur de porter plainte ou un manque de confiance dans le système judiciaire chez de nombreux membres de la communauté noire.

    Autre problème actuel pour nombre de Tunisien.ne.s noir.e.s : l’amalgame avec les migrant.e.s subsaharien.ne.s, qui constituent un groupe distinct. Certain.e.s fuient diverses crises humanitaires et conflits et transitent par l’Afrique du Nord avec l’intention de continuer vers l’Europe. D’autres viennent en Tunisie pour y étudier ou y travailler. Que leur objectif soit de transiter par le pays ou d’y rester pour faire leurs études ou pour des raisons économiques, beaucoup se retrouvent à vivre en Tunisie pendant des périodes prolongées. En raison de l’invisibilité des Tunisien.ne.s noir.e.s dans la vie publique, une grande partie de la société suppose que toutes les personnes noires vivant dans le pays sont d’origine subsaharienne, ce qui complique encore la reconnaissance de la communauté tunisienne noire.

    Si, comme les Tunisien.ne.s noir.e.s, les migrant.e.s subsaharien.ne.s sont victimes de discrimination raciale, leur situation est encore aggravée par la barrière de la langue, les problèmes de papiers et un accès limité à l’éducation et aux soins de santé. Ils et elles sont fréquemment victimes d’abus, d’exploitation et même d’attaques ciblées. Falikou Coulibaly, figure de proue de la lutte contre le racisme et président de l’Association des Ivoiriens en Tunisie (AIT), a par exemple été poignardé à mort à Tunis fin décembre 2018. Bien que les autorités aient affirmé que le meurtre était lié à un vol, la mort de Coulibaly a conduit des centaines de Tunisien.ne.s noir.e.s à manifester, dans les jours qui ont suivi, contre la discrimination raciale dans le pays et l’absence de réponse adéquate du gouvernement. À travers son réseau de points anti-discrimination, MRG a documenté des centaines de cas de discrimination raciale à l’encontre de Tunisien.ne.s noir.e.s et de migrant.e.s subsaharien.ne.s en 2019 et 2020.

    Une manifestation de solidarité avec Black Lives Matter a été organisée par Mnemty et d’autres groupes en Tunisie en juin 2020, la première de ce type dans la région.

    Mis à jour en novembre 2021

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